Comme on fait son lit on se lève !

Discours prononcé lors de la diplomation des étudiant.e.s de la cohorte 2021-22 (bachelier en droit)

Mon père disait souvent : « Comme on fait son lit on se couche »…

 

Dans sa forme ancienne, l’expression française est encore plus moralisatrice et judéo-chrétienne : « qui fait mal son lit, mal couche et git ». « Si tu fais mal ton lit, tu dors mal », autrement dit, puisque ton lit est mal fait.

Dans sa forme belge, le message devient surréaliste : « Comme on la brasse, on la boit ! »…[1]

 

Cette idée simple mais forte, on le retrouve en réalité dans de nombreuses règles juridiques, directement et indirectement, et pour cause : il faut assumer les conséquences de ses actes… c’est tout l’enjeu de la responsabilité, civile, pénale, sociale, politique, même administrative aujourd’hui, et j’en passe !

 

Avec le recul, il y a une autre manière, plus positive, de comprendre l’expression « Comme on fait son lit on se couche » spécialement si l’on insiste sur la préparation du lit plutôt que sur la manière dont on se couche : il ne s’agit plus seulement d’assumer les conséquences de ses actes mais bien d’anticiper celles-ci, de rendre possible une situation ex ante au moment de faire son lit, ce qui permet d’étendre le champ des possibles : tout devient possible pour celui qui le veut ; autrement dit, qui veut peut… Vous me voyez venir…

Mais que veut-on, au juste, et surtout qui le veut ? Vous aurez noté que l’expression ne se décline pas à la première ni même à la seconde personne du singulier, mais bien à la troisième avec le pronom personnel indéfini « on »… que nous définirons tout à l’heure…

Voici donc le plan de mon propos ce soir, en trois titres, pour célébrer votre premier diplôme : le lit, le on et le couché.

 

Titre premier : le lit

Il y a trois ans – un peu plus peut-être – vous avez choisi la Faculté de droit de l’Université de Namur, et vous avez fait le bon choix.

La Faculté vous a donné des bases solides dont vous avez pris conscience ces dernières semaines en fréquentant d’autres auditoires.

C’est que la première couche est toujours la plus importante, celle du primaire en peinture, des fondations en construction, des racines pour ceux qui aiment les arbres.

A ce titre, la faculté de droit de l’UNamur est votre alma mater- votre mère nourricière – pour toujours !

Elle est votre lit, tiens donc ! que vous avez appris à faire au carré et ce bagage juridique exceptionnel fait de vous désormais de magnifiques droïdes namurois !

 

Ce n’est pas moi qui le dit, mais bien vos professeurs actuels – souvent – ou encore d’autres étudiants issus d’autres universités : les droïdes namurois se distinguent des autres car ils ont ce quelque chose en plus qui ne tient pas seulement à leur formation, mais également à leur esprit.

Un esprit familial et convivial grâce auquel l’on peut faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux !

Un supplément d’âme qui nous habite dès le premier jour et qui plus jamais ne nous quitte…

La preuve : vous êtes presque toutes et tous là ce soir ! Et ce n’est pas seulement pour les zakouskis…

 

On va pas se mentir. Ça n’a pas été facile tous les jours…

Rappelez-vous

D’abord, il y a eu ce foutu covid19 qui paraît déjà si loin mais qui nous a confisqué le bonheur d’être ensemble puis de se voir à visages découverts depuis le mois de mars de la première année de bachelier jusqu’au mois de janvier de la troisième année.

Avec le recul, j’ai l’impression qu’on ne s’en est pas si mal sortis et que la magie namuroise a opéré malgré le distanciel.

Mais qu’est-ce qu’on en a bavé sur le moment même… après ce premier printemps quelque peu surréaliste durant lequel le beau temps nous avait donné l’illusion que cela n’allait pas durer…

Ce fut pourtant le cas, avec ces longs moments faits de présence mais à distance, faits d’écran, de fatigue, d’insomnies, de pertes de repère entre le jour et la nuit, entre les cours et netflix, entre teams et instagram, entre webcampus et web tout court, entre kahoot et tiktok…

Des moments de solitude, aussi, pour certains…

car nous n’étions pas tous confinés à la même enseigne, que ce soit dans les conditions de vie, d’étude et d’examen

que ce soit dans notre corps et dans notre tête, tout simplement

car les seuils de résistance sont variables, les parcours de vie sont différents, parfois semés d’embuches, par le plus grand hasard de la vie

ce soir, nous avons beau être toutes et tous rassemblés, le vécu de la réussite de chacun reste personnel, son goût différent, et l’émotion d’autant plus forte pour celui ou celle – étudiant ou proche – qui le sait… qui sait par quoi il ou elle est passé… échec, maladie, accident, séparation, agression, situation familiale, décès…

L’année passée, la diplomation avait les allures d’un bal masqué offert à deux cohortes consécutives car rien n’avait été possible en 2020. Nous avions osé faire preuve d’imagination pour permettre une réception autour de bulles formées autour de manges debout, selon un protocole très strict qui ne nous avait pas empêchés de passer une excellente soirée.

Ce soir, nous sommes entièrement libres ! ou presque…

Les masques sont tombés et nous sommes entièrement présents les uns aux autres sans aucune restriction (enfin quand même sur l’alcool…) et nous pouvons mesurer à quel point le visage est vérité et la présence essentielle dans nos vies, tout particulièrement en matière d’enseignement, dans la relation étroite qui se noue entre l'étudiant et l'enseignant, entre l'étudiant et l'étudiant et entre l'enseignant et l'enseignant…

Certes, ce soir, ce n’est pas une soirée pyjama, comme pourrait vous y faire penser l’expression introductive, mais j’ai comme l’impression en voyant vos mines réjouies que vous revenez à la maison pour le week-end et retrouvez votre lit académique pour vous y lover tant et plus…

Et ça tombe bien car pour la circonstance votre lit est déjà fait !

 

Titre deux : le « on » (le pronom « on ») –qui a fait son lit (et qui se couche) ?

Vous, bien sûr, mais pas seulement…

C’est une évidence : vous n’étiez pas seuls pour faire votre lit. Ce fût un travail d’équipe…

 

Commençons par vous car vous étiez bien sûr les « premiers acteurs de votre formation », et donc de votre réussite !

BRAVO A CHACUN.E D’ENTRE VOUS

 

Vous avez fait preuve d’une résilience très particulière et développé des facultés d’adaptation, physiques et mentales, sur lesquelles vous allez pouvoir compter durant toute votre vie professionnelle mais aussi personnelle…

Votre réussite, vous la devez avant tout à vous-même !

Dans des conditions normales, ce n’est déjà pas facile d’assister aux 2500 heures de cours et TP, de digérer les 20.000 pages de syllabus et 2000 pages de code en trois ans et de réussir les 38 examens oraux et/ou écrits, sans oublier les présentations orales… et sans compter que pour les plus gourmands, c’est parfois double ou triple dose…

Alors, dans le contexte qui a été le vôtre, je trouve que vous pouvez vous tourner les uns vers les autres et vous congratuler réciproquement : vous méritez vraiment des applaudissements !

 

Votre réussite, vous la devez avant tout à vous-même !

Mais vous la devez aussi à d’autres, par la magie de la solidarité.

Quels beaux moments de solidarité nous avons vécus !

La solidarité familiale, d’abord, de vos parents ou de vos proches qui vous ont soutenu à chaque instant, d’une manière ou d’autre autre, avec qui vous avez vécu dans une promiscuité jusqu’ici jamais égalée…

Il fut un temps où ils pouvaient souffler, les pauvres, ne fut-ce que la semaine ou un soir, ou ne fut-ce que le jour de l’examen, mais là tout se passait à domicile, dans la même maison, parfois dans la même pièce, sur le même bureau, sur le même ordinateur,…  sur le même examen…

Une petite pause ? et si on allait se promener…. ensemble…

Du matin au soir, du soir au matin, 7 jours sur 7, et davantage encore…

Jamais le soutien familial et réciproque, il faut quand même le dire, n’aura été aussi important !

Alors, ce soir, je vous invite à vous lever et vous tourner vers tous ces proches qui ont contribué à votre réussite et qui méritent aussi nos applaudissements…

 

Votre réussite, vous la devez aussi à la solidarité du corps professoral, car le personnel administratif, scientifique et académique de la faculté n’a vraiment pas ménagé ses efforts en cette période particulière, (c’est le moins qu’on puisse dire), pour rendre l’enseignement virtuel et à distance aussi personnalisé, interactif et individualisé que possible, en y laissant parfois comme vous une partie de leur santé.

Merci pour votre créativité et pour votre énergie, jusque dans la mise en place de nouveaux programmes en pleine crise, notamment avec le programme d’immersion trilingue 2+2+1.

Merci d’aimer votre travail et de vous rendre disponibles et proches des étudiants, convaincus que vous êtes que l’enseignement à Namur est d’abord et avant tout une aventure humaine dans laquelle l’élève a besoin de compter pour le professeur pour pouvoir progresser et le professeur a besoin de compter pour l’élève pour s’épanouir.

Ce soir, je n’oublie pas non plus les tuteurs et les délégués, qui n’ont eu de cesse d’intercéder pour tous et pour chacun sans jamais compter, tous réseaux sociaux confondus ! ils ont eu la vie dure, doublement …

Pour tout cela, je vous invite à vous lever et vous tourner vers vos enseignants car ils méritent aussi ce soir des applaudissements nourris !

 

J’en viens alors à mon

Titre trois : le couché

Ne vous y trompez pas. Le proverbe est trompeur car en réalité ce n’est pas le couché qui importe, mais bien le levé, après avoir retrouvé des forces.

Comme on fait son lit on se couche, certes, mais pour mieux se lever ensuite !

Comme on fait son lit on se lève, autrement dit !!!

Et quand le juriste se lève, c’est en principe contre l’injustice, c’est-à-dire pour la justice, pour les droits et les libertés, pour la démocratie et pour l’Etat de droit !

 

Oui mais… Le métier de juriste est vieux comme le monde. Comment expliquer, alors, l’état dans lequel celui-ci se trouve ?

Car le moins que l’on puisse dire c’est que, côté défis, nous sommes servis !

 

- la paix en Europe est à refaire ;

et pendant ce temps-là les obus éclatent à quelques milliers de kilomètres…

- le climat se dégrade et génère des crises sans précédents : sanitaires, économiques, sociales, démographiques, énergétiques,…

et pendant ce temps-là la coupe du monde se déroule au Qatar…

- le numérique bouleverse l’économie mais semble détruire l’humanisme

et pendant ce temps-là l’activité sur les réseaux sociaux explose, y compris en votre honneur… (non, ne prenez pas votre smartphone…)

- les inégalités sociales se creusent

et pendant ce temps-là on parle de redistribution des richesses et de protection des personnes en situation de vulnérabilité

- la démocratie se délite avec le retour des extrêmes

et pendant ce temps-là de nouveaux scandales éclatent comme celui de Publifin ou du Parlement wallon … comme si le fossé n’était pas suffisamment creusé entre le citoyen et la politique traditionnelle

 

Face à ces 5 défis, vous avez désormais une arme : votre premier diplôme universitaire !

Alors certes, ce n’est ni un bazooka ni une baguette magique, d’autant qu’il n’est pas encore complet

Mais c’est tout de même déjà une « arme de construction massive » pour celui qui veut bien s’en servir.

 

Pour tout vous dire, je suis un peu mal à l’aise de vous exhorter ainsi à soigner le monde alors que ma génération et les précédentes semblent vous l’avoir légué à leur tour dans un bien mauvais état…

Qui suis-je, autrement dit, pour vous faire la leçon ?

 

En même temps, je ne résiste pas à penser qu’aucun d’entre nous n’a consciemment souhaité qu’il en aille ainsi… ni même songé y avoir participé dans une certaine mesure …

Qui de nous n’a pas l’impression d’être pris dans un ensemble plus vaste qui nous dépasse, ce fameux « système » dont nous nous sentons prisonniers… ?

Et pendant ce temps-là les comportements changent un peu certes, mais trop peu et trop lentement…

Et le système devient le prétexte tantôt à l’immobilisme, tantôt à une mobilité douce (si je puis me permettre), à un changement trop doux.

Pire, il arrive même que les mauvaises décisions soient parfois prises en période de crise… Il faut quand-même se souvenir qu’Hitler a été élu sur la base d’un mécontentement social et économique et d’une aspiration au changement.

Quant aux sociétés humaines, elles ne sont pas nécessairement promises au progrès. La preuve avec le génie romain qui a quand-même été suivi par l’obscurantisme du moyen-âge…

 

En même temps, il faut se souvenir qu’Hitler n’a pas été élu à l’unanimité, et que le point de bascule, chaque fois qu’il a été atteint, l’a été parce que les opposants – autrefois majoritaires – ne sont pas parvenus à se mobiliser et faire la différence à temps.

Et si la clé de tous les défis qui se présentent était notre capacité à argumenter, convaincre et mobiliser autour des nobles causes ?

Cette capacité fait indiscutablement partie du référentiel de compétences du juriste, en manière telle que votre diplôme décroché aujourd’hui a une valeur collective très particulière.

Il n’est plus seulement une « arme de construction massive », mais aussi une « arme de mobilisation active », avec – cerise sur le gâteau – ce petit supplément d’âme !

 

Cher.e.s droïdes namurois.es,

Le temps est venu de nous mobiliser davantage et de nous interroger sur ce que nous allons faire dans les années qui viennent avec notre diplôme de droit en poche…

Quel défi allons-nous relever ?

Quel engagement allons-nous prendre ? au nom du droit ? avec le droit ? par le droit ?

Quel citoyen allons-nous devenir ?

 

Cette question de sens de notre diplôme requiert un moment d’intériorité pour nouer ou renouer avec cette petite voix intérieure, celle qui vous connaît le mieux, tapie au fond de vous-même, la seule à vous permettre un jour de trouver votre aspiration profonde.

Cette question s’adresse à chacun d’entre nous : nouveaux diplômés – bien sûr vous aujourd’hui - plus anciens diplômés (je marche sur des œufs), il n’y a aucune raison de faire une différence. Elle touche au sens de notre vie et au sens de notre diplôme pour la société dans son ensemble, dont nous sommes tous responsables car l’engagement n’est pas le monopole d’un métier.

Après tout, le poids du monde ne repose pas seulement sur les épaules du juriste…

En revanche, je crois sincèrement que le monde manque cruellement de véritables Hommes d’Etat (il faudrait dire aujourd’hui humains d’Etat…) ; il regorge au contraire de démagogues, de populistes, voire de nationalistes…

Mais qui sait, peut-être parmi vous y a-t-il un homme d’Etat qui sommeille, que dis-je une femme d’Etat en puissance (la probabilité est en tous cas plus grande) ?

Parmi vous ou… parmi nous ?...

Certains d’entre eux ont été ou sont des droïdes namurois : Jean-Luc De Haene, premier ministre, Koen Lenaerts, président de la Cour de justice de l’Union européenne, Mathias Cormann, secrétaire général de l’OCDE ou encore Emmanuel PLASSCHAERT, bâtonnier du barreau de Bruxelles, pour ne prendre que ces exemples.

Chers amis droïdes,

Ne vous laissez pas distraire par les trois écueils qui vous guettent et pourraient vous détourner de cette aspiration pour le monde : l’argent, le pouvoir et la gloire.

Je ne suis pas en train de vous dire que pour être heureux vous devez être pauvre, n’exercer aucun pouvoir et vous fondre dans la masse.

L’air deviendrait vite irrespirable, dans un monde dirigé par un dictateur flanqué d’une armée de robots en guerre, opprimant les quelques humains encore en vie…

Non : la gloire, le pouvoir et l’argent sont des écueils lorsqu’ils deviennent une fin en soi et une fin personnelle.

A l’inverse, l’argent, le pouvoir et la réputation permettent de mobiliser et de servir de grandes causes ;

La pire chose qui puisse vous arriver, en réalité, c’est de n’avoir aucune cause à défendre, pas d’objectif à poursuivre, pas de valeur à porter.

Car, « Comme on fait son lit on se couche »…

Et un jour il faudra assumer les conséquences de nos actes, accepter le monde que, d’une certaine manière, l’on mérite…

Ce moment n’est toutefois pas encore venu car l’heure n’est pas au couché mais au levé

Car comme on fait son lit on se lève !

Aujourd’hui, tout est possible avec votre excellent diplôme de droit décroché dans une faculté de droit tout aussi excellente !

 

BRAVO à chacun et chacune d’entre vous

Et soyons ambitieux pour notre monde !

 

 

 

[1] Expressions françaises synonymes : on ne récolte que ce qu’on sème, qui sème le vent récolte la tempête,…