LE SUIVI NUMÉRIQUE DES CITOYENS : UN PACTE AVEC LE DIABLE

Elise Degrave

Professeure de droit à l’UNamur Membre du Conseil wallon du numérique

Sortir du confinement exige-t-il le suivi numérique des citoyens ? Des voix s’élèvent en ce sens.  La situation, bien qu’anxiogène, ne doit toutefois pas faire oublier que la technologie n’est malheureusement pas la baguette magique dont on aimerait tant disposer en ce moment.  Qu’elle est avant tout un moyen au service d’un projet de société. Que les choix à faire aujourd’hui dessinent les contours de la société de demain. Et que l’heure est donc au débat démocratique, prudent et nuancé. A ce stade on ne peut affirmer que la technologie est nécessairement liberticide. On ne peut davantage soutenir qu’elle ne porte pas atteinte à nos libertés. Et, même si c’est tentant à l’heure où tant d’emplois sont menacés, on ne peut pas limiter cette question aux enjeux économiques qui la sous-tendent.

Le projet d’une application « anti covid » pour suivre les citoyens au départ de leur smartphone n’échappe pas à ces questionnements. Entre enthousiasme technologique et craintes pour le respect de nos libertés citoyennes, la vigilance est de mise. En particulier, cinq questions sont déterminantes pour un débat démocratique qui doit mettre en balance les atouts et les risques d’un tel outil pour nous aider à décider de notre avenir.

  1. Est-il possible de créer une application sécurisée, qui garantisse l’anonymat et respecte la vie privée des citoyens ? Actuellement, ce n’est pas certain. Des discussions ont lieu entre informaticiens, notamment, à propos de différentes solutions techniques envisageables (outil « open source », stockage des données non centralisé, etc.), mais les risques de détournement de ces systèmes sont réels, comme l’explique très bien le site risques-tracage.fr. Entre autres nombreux exemples, un banquier qui hésiterait à accorder un prêt à une personne malade pourrait utiliser un téléphone qu’il allume seulement lors de l’entretien. Ce téléphone recevra une alerte si la personne est testée positive plus tard, ce qui le convaincra de refuser le prêt.

 

Vu ces risques notamment, les experts ne s’accordent toujours pas sur l’outil à utiliser. La presse révèle même que plusieurs membres du groupe européen chargé de créer une appli de suivi des citoyens respectueuse de la vie privée ont quitté ce groupe, entre autres parce que l’outil envisagé à ce jour ne serait pas suffisamment sécurisé. 

 

  1. Cette application est-elle nécessaire ? Cette question nous est (im)posée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège la vie privée et exige que toute ingérence dans ce droit fondamental soit non seulement utile mais aussi incontournable. Concrètement, si l’application ne permet pas l’anonymisation absolue et ne garantit pas qu’aucun détournement ne sera possible, alors, le suivi des citoyens constituera une intrusion illégitime dans leur vie privée. Cette application est-elle vraiment une solution miracle dont on ne peut pas se passer pour sortir du confinement ? Des raisons nous poussent à en douter lorsqu’on apprend, par exemple, qu’en l’absence de 60 % de participants, l’application ne fonctionnera pas. Or, près de 30 % de la population n’a pas de smartphone, en particulier parmi les personnes âgées (les plus à risque) et les enfants. Par ailleurs, ce type d’application suppose, pour fonctionner, que chacun puisse être testé. Mais alors, si chacun peut être testé, confinement et port obligatoire de masque ne permettraient-ils pas de se passer de cette application ? A cet égard, la solution espagnole est intéressante, qui consiste à donner à chaque personne testée positive dix « coupons prioritaires » permettant d’être testé, qu’elle peut distribuer aux dix personnes qu’elle se souvient avoir récemment croisées et donc peut-être infectées.

 

  1. Le public sera-t-il en mesure de donner un consentementréel ? Parmi les balises juridiques rappelées par la Commission européenne, figure le fait que les citoyens devront donner leur consentement libre et éclairé pour télécharger l’application, conformément à ce qu’exige le RGPD quand des données à caractère personnel sont utilisées. En pratique, cela sera-t-il possible ? On en doute. Sous la pression sociale et l’angoisse de la situation, ne risque-t-on pas de se sentir obligé de télécharger cette application ? Et à défaut d’être informé autant sur les risques de cet outil pour les libertés que sur les risques du covid pour la santé, chacun sera-t-il suffisamment éclairé sur les enjeux de l’outil ? D’aucuns arguent du fait qu’en cette période de confinement, on est déjà privé de nos libertés sans y avoir directement consenti. Certes. Mais nous voyons clairement de quelles libertés nous sommes privés. Nous en connaissons la raison. Et nous savons que c’est provisoire. Par contre, consentir à ce que les données sur nos déplacements et notre santé soient traitées par « on ne sait pas trop qui », « on ne sait pas trop comment », « on ne sait pas trop pour combien de temps » et « on ne sait pas trop pour quoi », c’est signer un pacte avec le diable et accepter le risque que la surveillance mise en place aujourd’hui perdurera demain.

 

  1. Nous engageons nous par-là dans une société de surveillance ? Ce n’est pas un secret, mais le politique ne s’en targue pas : il existe déjà, au sein de l’Etat, des outils de surveillance des individus. Ces outils, appelés outils de « profilage », surveillent les citoyens et ciblent, grâce à des algorithmes et au croisement de données détenues par les administrations (SPF Finances, ONEM, ONSS, pour ne citer qu’elles), les possibles fraudeurs, en matière fiscale et en matière sociale, pour intensifier le contrôle à leur égard. La traque contre les chômeurs au départ des chiffres de leur consommation de gaz et d’électricité, mise en place en 2014, en est une concrétisation éloquente. Si, à présent, la collecte des données de santé et de déplacement est organisée, ne permet-on pas aux partisans de ces techniques de surveillance de renforcer cette tendance ? La réponse est quasiment apportée par le Ministre Koen Geens dans une interview qu’il a donnée à Francis Van de Woestyne (La Libre Belgique) ce week-end. A la question de savoir si le suivi numérique des citoyens ne risque pas de « ‘mordre’ sur les libertés individuelles », il répond : « On n’échappera pas à cette tendance internationale. Il faut être ouvert à la discussion ». Au moins, on sait à quoi s’en tenir…

 

  1. Peut-on croire à la philanthropie des GAFAM ? Google et Apple n’ont pas tardé à proposer leur aide. Et leur puissance de frappe est très séduisante, tant s’agissant de l’efficacité de leurs traitements des données que de leur capacité à stocker celles-ci. L’Etat n’a ni l’une ni l’autre. Au surplus, il est dirigé par des personnes qui n’ont pas l’expertise des spécialistes engagés par ces géants du net. Mais alors, ne sommes-nous pas en train de confier aux GAFAM les clés de la gestion de nos politiques de santé ? Aujourd’hui, les GAFAM se feront la main avec le covid. L’infrastructure sera créée et peaufinée, les algorithmes nourris et entraînés par cette masse de données. Et demain ? Il est à craindre que tout sera prêt pour proposer le même outil afin de lutter contre la grippe, la mononucléose, ou encore le sida.

 

Est-ce de cette société-là que nous voulons aujourd’hui ? La question mérite plus que jamais d’être posée.

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