Faire naître le juriste à l’existence… Discours de la proclamation des bacheliers en droit à horaire de jour et horaire décalé
Bonsoir à vous, droïdes namurois de la 54e promotion qui êtes à l’honneur ce soir !
Bonsoir à vous, parents, famille ou proches qui participez aux réjouissances après l’avoir bien mérité…
Bonsoir à vous, enseignants et collaborateurs, qui êtes présents ce soir pour témoigner votre reconnaissance.
Bonsoir à vous, Madame la première Doyenne de la Faculté de droit de l’Université de Namur depuis le 14 septembre courant
Bonsoir à vous, Madame la rectrice, qui nous faites l’honneur de votre présence ce soir et qui représentez les autorités académiques au sens étymologique et symbolique du terme
Non point celui du pouvoir, de la puissance ou de la domination, vous l’aurez compris, mais bien celui plus symbolique de l’autorat ou de l’actorat (être auteur ou acteur)
On l’oublie souvent mais le terme « autorité » provient du nom latin « auctoritas », à distinguer du terme « potestas » - le pouvoir -.
Ainsi, l’autorité n’est pas synonyme de pouvoir. Elle peut même exister sans la force du pouvoir, raison pour laquelle l’on dit parfois de quelqu’un qu’il « fait autorité ». Le verbe augeo, dont provient l’auctoritas, signifie faire naître, augmenter, produire à l’existence. L’autorité académique est donc ce soir celle qui fonde la diplomation et se porte garante des diplômes signés et conférés par l’héritage et l’élection.
Faire naître le juriste, l’augmenter, produire le juriste à l’existence…
C’est de cela qu’il est question ce soir
C’est de cela qu’il s’est agi durant les trois dernières années – dans le meilleur des cas – pour chacun et chacune d’entre nous
D’entre nous car le processus est tout sauf unilatéral : il est résolument bilatéral et même multilatéral… fondé sur le lien, plutôt que sur l’autorité…
Pour être diplômé bachelier en droit, le candidat doit être acteur de sa formation ; il doit être soutenu par ses proches, par ses pairs et ses enseignants ; il est appelé à passer par de nombreuses mains ; il est en quelque sorte mis à toutes les sauces : liberté académique oblige, il est confronté à des styles différents, à des méthodes différentes, à des personnalités différentes, à des points de vue différents…
Et c’est heureux !
Heureux car cette dialectique multilatérale favorise l’émergence progressive d’un esprit libre, critique et nuancé.
Heureux aussi car elle contribue à la capacité d’adaptation de l’étudiant dans l’apprentissage face auquel il est appelé à trouver sa méthode, càd la méthode qui lui convient, et qui lui servira plus tard à devenir autodidacte, à s’informer à bonnes sources.
Mais il ne faut pas s’y méprendre car il y a dans la diversité une unité d’approche avec laquelle nous sommes ou devrions être sans concession : une approche scientifique, fondée sur l’analyse et tendant à l’objectivité, ce qui n’empêche pas une forme d’engagement, mais alors en bouquet final, comme une cerise sur le gâteau, dans le respect de tous les points de vue et toujours avec un esprit d’ouverture.
Cette posture académique fondamentale nous a conduit, cette année, à identifier le fil rouge de nos enseignements de la manière suivante : « ensemble face au harcèlement » plutôt que « ensemble contre le harcèlement ».
C’est que notre rôle n’est pas de convaincre d’un point de vue déterminé, mais bien d’informer adéquatement, de former au raisonnement et d’élever les consciences afin de mettre l’étudiant en capacité de poser ses propres choix, en toute liberté, dans le respect de ses convictions, de son libre-arbitre.
Définitivement, le juriste n’est pas condamné à faire de la plomberie juridique sans pouvoir être un juriste engagé !
Le droit est une science au service de la société, un moyen de la réguler et de poursuivre des objectifs.
Le droit pour lui-même n’a aucun sens.
Le droit a besoin d’une boussole, comme toutes les sciences à vrai dire, qui est celle des valeurs ! Car lorsque le droit perd le nord, il conduit aux dérives les plus ignobles.
Il y a quelques jours, je me suis rendu aux camps d’Auschwitz et d’Auschwitz Birkenau en Pologne, du côté de Cracovie, après avoir visité le musée de la caserne Dossin (celui-là même imposé récemment à Corner Rousseau) et le fort de Breendonk du côté de Malines en Belgique. J’en ai pris plein la figure de juriste que je suis… car le droit était au cœur du national socialisme et du régime nazie.
Hitler est arrivé au pouvoir par les juristes, de jeunes juristes prometteurs qu’il a engagés dans son mouvement à la faveur de la crise économique pour fonder sa rhétorique machiavélique et réécrire le droit.
Hitler est arrivé au pouvoir par le droit, dont il a progressivement mais rapidement changé les règles pour s’arroger tous les pouvoirs et persécuter les personnes de confession ou d’origine juive ou roms, les personnes souffrant d’un handicap et les opposants politiques. Persécuter des personnes pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’elles font… après les avoir exclues…
C’est par le droit administratif – par une multitude d’actes administratifs unilatéraux réglementaires et individuels - , que le harcèlement, les ghettos, les déportations et les exterminations ont été patiemment organisées et exécutées… Port de l’étoile, couvre-feu, interdiction de lieux, interdiction de professer, travaux d’intérêt général, déportation, exécution, etc…
Et l’histoire montre que les juges n’ont pas été en reste pour suivre et porter le dictateur, point seulement par les formes, jusqu’au salut nazi aux audiences, mais également par l’application du droit nazie et le prononcé de formules incantatoires les plus folles les unes que les autres, faisant fi de l’intérêt général, confondant celui-ci avec l’intérêt du peuple allemand, censé être une race pure, incarné par un seul homme…
Certes, il est facile dans notre confort de juger aujourd’hui les personnes qui ont collaboré à l’horreur du droit dans un régime fondé sur la menace, la terreur et la manipulation. Et j’espère sincèrement que nous ne serons jamais dans la situation de devoir tester ce que nous ferions réellement si nous étions confrontés un jour à une telle situation…
Mais ce qui est sûr, c’est que "Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter" (c’est moi qui le dit ce soir mais c’est George Santayana qui l’a écrit).
C’est la raison pour laquelle il est essentiel d’entretenir la mémoire, au moment précis où les derniers témoins directs s’éteignent peu à peu.
Une mémoire qui se rappelle à nous, parfois malgré nous.
Le conflit israélo-palestinien en est le triste exemple, avec le risque d’une recrudescence de l’antisémitisme partout dans le monde, y compris chez nous, à la faveur d’un amalgame (l’absence de nuance en réalité) entre un Etat et une religion …
Comment comprendre par ailleurs qu’il y a quelques heures à peine, un parti d’extrême droite eurosceptique et islamophobe – le PVV – gagne les élections législatives aux Pays-Bas, un parti dont le programme est considéré par l’Ordre des avocats néerlandais dans un rapport publié dans la foulée du scrutin comme violant l’Etat de droit et plusieurs droits fondamentaux consacrés par des traités internationaux ?
Gel des droits à l’asile, emprisonnement à vie pour les peines de prison à perpétuité, jugement des jeunes de 14 ans comme des adultes dans des affaires de violence ou de délits sexuels, suggestion d’un lien entre un comportement criminel et l’origine des auteurs, interdiction des écoles islamiques, des corans ou des mosquées en violation du droit constitutionnel de liberté de culte et d’égalité des chances, etc.
Autant de mesures qui pourraient faire l’objet de règles de droit prochainement…
Le plus cynique est que l’acronyme PVV signifie « parti pour la liberté »… mais pas pour tout le monde…
Certes, Geert Wilders a promis lors de sa campagne qu’il était prêt à mettre certains points « au frigo » pour pouvoir collaborer avec des partis qui ne sont pas d’accord avec son idéologie. Mais comment ne pas apercevoir, à la lumière de ce qui s’est passé au siècle dernier durant les années 20 (parallélisme complet avec aujourd’hui puisque nous sommes à nouveau dans les années 20…) que tout ceci est très provisoire ?...
Dans le conflit israélo-palestinien, aussi, le droit est intimement mêlé à la guerre et aux atrocités, au nom du droit du sol et du droit de se défendre, en particulier. Heureusement, plusieurs disciplines juridiques tentent d’encadrer les conflits armés et d’éviter les carnages : le droit de la guerre, le droit pénal international et le droit humanitaire. Car si le droit a besoin d’une boussole, c’est souvent pour devenir à son tour une boussole sur le terrain. C’est dire l’importance du droit international face aux nationalismes. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs qu’ils veulent s’en affranchir… C’est dire l’importance du juriste dans la société et plus généralement de ceux et celles qui, comme vous dans quelques années, contribueront à la création des droits et à leur application. Car certes, le droit peut servir à défaire la démocratie, mais il sert aussi directement à la consolider et au besoin à la reconstruire…
Comprenez -moi bien. Je ne suis ni pro-israélien, ni propalestinien. Je suis juste pour un droit qui permette d’éviter ou mettre fin aux conflits et de favoriser la paix entre des personnes qui se battent contre eux-mêmes car, pour la petite histoire, ils ont vraisemblablement une bonne partie de gênes en commun…
Pour l’heure, il faut bien constater que le cocktail est détonnant au cœur même de l’Europe où se côtoient désormais antisémitisme et islamophobie… comme si le conflit s’importait… antisémitisme et islamophobie, deux formes d’intolérance qu’un historien comme Marc Knobel explique tout simplement par un manque criant d’éducation.
Il n’a pas tort, car après tout « L'éducation, c'est la boussole de la vie ! » - pour reprendre les mots de Franck Somkine.
Et si la boussole du droit n’était autre que l’éducation, au-delà de la formation en droit ? l’éducation aux valeurs, certes, mais pas seulement. L’éducation à la nuance et à l’esprit critique, aussi.
Ce soir, nous sommes fiers de célébrer votre diplôme qui atteste votre éducation en droit et aux valeurs du droit, votre formation de base en droit. Car c’est bien de cela dont il s’agit dans le bachelier en droit aujourd’hui. La formation aux principales disciplines juridiques avant une certaine forme de spécialisation en master, en master de spécialisation ou en doctorat ou encore en certificat. L’occasion de saluer et féliciter les lauréats du certificat interuniversitaire en droit de l’insolvabilité qui sont également à l’honneur et seront certifiés dans quelques instants.
Ce soir, c’est le moment des félicitations.
Félicitations à vous, d’abord, étudiants et étudiantes, qui n’avez guère ménagé vos efforts. Je laisserai aux délégués de promotion le soin de rappeler les affres par lesquels vous êtes passés, vous qui avez été frappés de plein fouet par le covid19 en manière telle que vous avez commencé l’université à distance…
Chapeau bas les artistes ! car dans des conditions normales, ce n’est déjà pas facile d’assister aux 2500 heures de cours et TP, de digérer les 20.000 pages de syllabus et 2000 pages de code en trois ans et de réussir les 38 examens oraux et/ou écrits, sans oublier les présentations orales… et plus encore pour les plus gourmands, parfois la double voire la triple dose…
Pensée spéciale aussi pour ces héros qui ont su transcender des conditions très difficiles car nous nous ne sommes pas tous logés ou confinés à la même enseigne, en termes de conditions de vie, d’étude et d’examen ; ou encore dans notre corps et dans notre tête, tout simplement…
Les seuils de résistance sont variables, les parcours de vie différents, parfois semés d’embuches, par le plus grand hasard de la vie !
Ce soir, nous avons beau être toutes et tous rassemblés, le vécu de la réussite de chacun reste personnel, son goût différent, et l’émotion d’autant plus forte pour celui ou celle – étudiant ou proche – qui le sait… qui sait par quoi il ou elle est passé… échec, maladie, accident, séparation, agression, situation familiale, décès…
Pensée spéciale aussi à tous les étudiants délégués qui se sont investis, année après année, pour vous représenter dans les différents organes de la faculté, pour faire vivre le cercle de droit ou encore pour encadrer cette magnifique aventure collective qu’est la revue de droit avec sa 50e édition.
A mon signal, et en se regardant les uns les autres dans les yeux comme si l’on trinquait déjà à votre réussite, tous ces efforts méritent assurément des applaudissements nourris et réciproques ! Maintenant !
Félicitations, aussi, à ceux et celles qui, dans l’ombre et gratuitement, vous ont soutenu en toutes circonstances. Jamais le soutien familial n’aura été aussi important qu’en période covid ! Votre réussite mérite de leur être dédicacée.
Aussi, je vous invite à vous lever et vous tourner vers tous ces proches présents ce soir qui méritent aussi nos applaudissements…
Félicitations enfin au corps professoral, académique, scientifique et administratif, présent en nombre ce soir, car c’est grâce à eux que vous bénéficiez désormais d’une formation solide, mais aussi d’une éducation aux valeurs de justice et de respect de chaque être humain quel qu’il soit avec une valeur égale en toutes circonstances - c’est aussi grâce à leur détermination à vous accompagner vers la réussite que vous avez décroché le sésame !
Sans oublier qu’avant eux, il y a eu d’autres enseignants, depuis le début de votre scolarité, qui ont posé les premières pierres à l’édifice, sans lesquelles nous n’aurions rien pu construire et qui méritent une petite pensée. Je propose de les associer à vos applaudissements, en vous levant vers le corps professoral s’il vous plaît.
Cette éducation, dont j’ai parlé tout à l’heure, elle n’est pas encore finie, à supposer qu’elle puisse l’être un jour et la plupart d’entre vous seront d’ailleurs appelés à devenir « éducateurs » à un moment donné de leur vie, que ce soit à titre principal en qualité d’enseignant, ou à titre incident comme maître de stage. Certains le sont déjà, à vrai dire, je songe aux tuteurs, aux délégués ou aux animateurs de mouvements de jeunesse qui « font autorité » auprès de ceux qu’ils élèvent.
Pour la plupart d’entre vous, l’heure du choix de la vie professionnelle a sonné ; pour les autres, cela ne saurait tarder.
C’est à ce moment précis qu’au-delà de la formation, l’éducation est appelée à servir de boussole face aux grands défis qui se présentent à nous, parfois liés entre eux :
- la paix ;
- le climat ;
- la numérisation ;
- les inégalités sociales ;
- la démocratie.
Le monde a besoin de juristes engagés pour relever chacun de ces défis !
Le monde a surtout besoin de juristes alignés par rapport à eux-mêmes… en accord avec eux-mêmes…
Mais comment « devient-on soi-même », pour paraphraser Eric-Emmanuel Schmitz ?
En faisant d’abord connaissance avec soi, avec ses imperfections, mais surtout ses qualités et ses points forts.
Il faut dire qu’Eric-Emmanuel a commencé par être musicien pour se rendre compte, en cours de route, qu’il racontait beaucoup mieux les histoires… mais peu importe en définitive, car s’il n’avait pas essayé, il n’aurait jamais su…
N’ayez pas peur, dès maintenant, de tenter les expériences professionnelles qui vous attirent, car ce sont elles qui vous diront qui vous êtes. Et n’abandonnez pas trop tôt ou par facilité, au risque de manquer votre rendez-vous.
Enfin, méfiez-vous des sirènes comme Ulysse dans le détroit de Messine, méfiez-vous de ces trois écueils qui pourraient bien vous empêcher de devenir vous-même alors que, comme la vie et les choses de ce monde, ils sont éphémères : sic transit gloria mundi. Ainsi passe la gloire du monde… la gloire, mais aussi l’argent et le pouvoir. Ou si vous préférez : la fame, la moula et le power…
Je ne suis pas en train de vous dire que pour être heureux vous devez être pauvre, n’exercer aucun pouvoir et vous fondre dans la masse sans jamais être dans la lumière.
Non : la gloire, le pouvoir et l’argent sont des écueils lorsqu’ils deviennent une fin en soi ou une fin personnelle, sans dimension collective ; lorsqu’ils prennent le dessus par rapport au libre-arbitre et au véritable soi-même.
A l’inverse, l’argent, le pouvoir et la réputation peuvent permettre de mobiliser et de servir de grandes causes… par exemple les défis que j’identifiais il y a quelques instants.
« L'éducation, c'est la boussole de la vie ! » vous disais-je tout à l’heure. Quant à vos éducateurs, ils sont comme des phares dans la nuit. N’hésitez pas à les revoir, les consulter, leur donner des nouvelles, tout simplement… car lorsque toute sa vie on fait naître le juriste, lorsque chaque jour on produit le juriste à l’existence, le devenir de l’apprenti juriste nous intéresse au plus haut point.
Pour vous aider à devenir vous-même, vous savez que vous pouvez compter sur ceux et celles qui forment votre université de cœur, votre alma mater- votre mère nourricière – pour toujours !
Et je ne vise pas que vos enseignants. Je vise aussi vos congénères qui aujourd’hui deviennent des alumni de l’adanam.
Quelle belle aventure collective nous avons vécue ensemble ; pourquoi diable ne pas la poursuivre ?
Vive la faculté de droit de l’UNamur ! Vive les étudiants de la promotion 2022-2023 ! Et encore félicitations à vous !